Notre quotidien se numérisant considérablement vite, certaines inquiétudes sont devenues récurrentes dans le débat public social. On parle souvent de l’effet des écrans sur leurs usagers. Michel Desmurget par exemple, chercheur en neurosciences, a alerté sur leurs dangers dans beaucoup de médias.
Un point qui me taraude dans ce débat, et qui y est systématiquement ignoré, c’est la pertinence du mot «écran». Est-ce vraiment les écrans, périphériques matériels électriques proposant une matrice de pixels qui seraient néfastes cognitivement ? Cette idée me laisse pour le moins dubitatif. Il me semblerait bien plus judicieux de parler de «contenus numériques». J’ai forgé cette opinion avec l’axiome suivant : pour un même livre donné, qu’il soit lu sur papier physique ou sur une liseuse, l’esprit va réagir identiquement au même contenu, donc l’écran en lui-même n’est pas nocif. Les troubles d’attention ou de dépendance seraient plutôt causés par les caractéristiques de certains contenus : défilements infinis, notifications, statistiques…
J’ai été longtemps confortablement installé dans cette certitude jusqu’en mai 2021 où je suis tombé sur un article de Bloomberg, A Book You Remember, A Kindle You Forget. Celui-ci, en se basant sur les travaux de Naomi Baron, vantent la lecture d’une édition physique d’un livre, comparé à son édition numérique. Voilà qui casserait mon précieux axiome.
Il se base d’abord sur cette méta-étude. Elle traite d’abord du cas de l’orientation avec GPS, mais sur le sujet de la lecture, elle distingue trois cas :
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Perception et compréhension. En terme de perception, plusieurs articles indiquent que de larges panels préfèrent la lecture sur papier, ainsi que ses sensations. En ce qui concerne la compréhension, les statistiques, moins évidentes, indiquent de meilleurs résultats pour le papier, mais le comparent à des tablettes et ordinateurs, et non à des liseuses. Un seul papier a une seule référence abordant le sujet des liseuses, et il s’agit d’un article du New York Times qui retranscrit un débat d’opinion sur les formats, sans expérimentation.
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Facteurs externes. Les effets des propriétés intrinsèques du média sont analysés. Ici une étude compare bien un livre papier à une liseuse Kindle : le temps de lecture et la mémorisation étaient similaires. Cependant les sujets lisant sur papier ont mieux retrouvé des événements précis dans le récit. Les chercheurs suggèrent que la manipulation d’un livre aide à assimiler la temporalité d’une histoire, et où l’on en est dans le texte (suggestion personnelle : le poids des pages physiques à gauche et à droite ? Le numéro de page et le nombre total de celles-ci peut-être pas marqués sur Kindle ?). L’étude en question se base sur un échantillon de 50 personnes, la moitié sur papier, l’autre sur Kindle. D’autres études testent le format de texte. Une lecture numérique basée sur des pages n’a pas d’effet différent d’un livre, cependant la lecture en défilant nuirait à la compréhension. Les hyperliens ajouteraient une charge mentale.
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Facteurs internes. En lisant sur un périphérique électronique, on se mettrait dans une disposition mentale moins sérieuse comparée à celle face à du papier. Sur toutes les études, les comparaisons ne sont pas faites avec des liseuses mais des ordinateurs. Sont incriminés les réflexes de navigation web, à savoir le saut rapide de contenus en contenus, et la lecture superficielle adoptée sur les réseaux sociaux.
Enfin, le papier explique qu’il existerait néanmoins des techniques pour améliorer ses capacités cognitives sur média numérique. Au final, à part une facilité à retrouver des éléments dans le récit avec un livre papier, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais : des données qui, comme le suggère l’article de Bloomberg, montrent qu’on est réellement désavantagé en lisant sur liseuse plutôt que sur papier.
La deuxième méta-étude citée propose également des études qui se basent sur divers appareils électroniques. Les liseuses ne sont quasiment pas mentionnées. On y lit que si la pénalité d’écran est valable sur un ordinateur de bureau, elle est éliminée sur périphérique embarqué. Et que la lecture «en page» par rapport au défilement rend marginaux les potentiels effets sur la compréhension. À noter une réflexion sur l’«hypothèse de la superficialité» («Shallowing Hypothesis») : cette hypothèse formule que plus une personne est exposée aux médias digitaux basés sur des récompenses rapides (par exemple les «j’aime» d’un contenu sur les réseaux sociaux), plus cette personne aura des difficultés avec les tâches difficiles requérant une longue attention. Les auteurs constatent effectivement des corrélations négatives entre la fréquence d’utilisation des médias numériques, et les capacités de compréhension des adolescents.
On en revient à l’article de Bloomberg, qui ne donnera au final aucun autre indice incriminant les liseuses en particulier. En plongeant dans les sources, on ne relèvera à leur encontre qu’une légère pénalité à retrouver des événements dans un livre numérique, dans une étude parmi de nombreuses autres. Cependant on notera que les formats et le contexte de lecture, eux, sont très importants : le défilement semble moins propice que les pages, et les environnements originellement prévus pour d’autres choses que de la lecture pure (ordinateurs, téléphones, tablettes) seraient pénalisants. Il semblerait finalement que l’important, ce soit en quelque sorte de marquer une séparation cognitive et rythmique nette entre d’un côté le divertissement en général, le travail; et de l’autre, la lecture.
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