Passage

L’océan était tel que je l’aimais : une température agréable, de bonnes vagues, pas trop grosses ni trop petites, régulières, ne se cassant pas trop loin du bord pour que je puisse les prendre sans trop de risques, en bodysurf, à cet endroit isolé de la plage où personne ne viendrait me récupérer en cas de déboires avec un courant imprévu.

Les vagues arrivent toujours par séries - une série de grosses puis une série plus calme, il faut parfois alors attendre quelque temps avant de retrouver des vagues potables, de celles qui vous font monter l’adrénaline au départ et vous portent ensuite quasi jusqu’au bord… J’allais m’en reprendre une, de celles que j’hésite à descendre de peur de me casser le dos, très belle, s’arrondissant depuis quelques mètres avec une magnifique couleur bleu-vert, lorsqu’une tache toute ronde, toute noire - comme un trou en fait, oui ça ressemblait complètement à un trou, une ouverture, un truc sans fond, sans couleur - s’ouvrit au beau milieu du creux de la vague.

Je m’écartai, perplexe, et laissai passer l’occasion, plongeant brusquement sur le côté. J’essayai de retrouver la tache une fois de l’autre côté de la vague, mais plus rien n’était visible au sein de l’écume créée par la masse d’eau qui s’était abattue. Je rejoignis le rivage en prenant une autre vague, plus petite et moins intéressante, en continuant de m’interroger sur ce que j’avais bien pu apercevoir. De retour sur la plage, je continuai à scruter quelque temps l’océan puis me résignai à rentrer : il commençait à se faire tard.

Je passai une mauvaise nuit, me réveillant sans cesse, repensant à cette ouverture que je n’avais pas osé prendre et me promettant que, si elle réapparaissait, j’y plongerais tout de go. Je n’avais pas un tempérament particulièrement téméraire mais je détestais plus que tout les occasions manquées.

Le lendemain, je retournai au même endroit. La marée était encore basse, il faudrait attendre encore deux bonnes heures pour que l’océan retrouve son niveau de la veille, lors de l’“apparition”. Les vagues n’exprimaient pas encore la pleine puissance de la marée montante. Je pris mon mal en patience en somnolant sur ma serviette.

Je me réveillai d’un coup, me redressant avant même d’avoir complètement ouvert les yeux, encore sous l’emprise du sommeil et l’abrutissement du soleil - et je la vis à nouveau. La tache. Le trou. Au beau milieu d’un rouleau en formation. Je courus à l’eau puis plongeai dans la mer sans même prendre le temps de réfléchir. En quelques brasses crawlées, j’y étais. Ma vague avec sa tache était sur le point de déferler. Même impression de vide, d’ouverture, de puits sans fond.

Que risquais-je après tout ? Ce n’était probablement qu’une illusion d’optique, je dormirais mieux après. Je me jetai dedans. J’eus à peine le temps de me dire que finalement, ce n’était peut-être pas une bonne idée, qu’un tourbillon me prit avec violence, me garda quelques interminables secondes pendant lesquelles je pus largement déplorer mon imprudence, puis me rejeta en me faisant à moitié boire la tasse.

« Ça va, vous allez bien, vous voulez de l’aide ? »

Je me relevai tant bien que mal. J’avais de l’eau au niveau des cuisses et je me retrouvais en pleine baignade surveillée, à un bon kilomètre et demi de mon point de départ. Autour, on me regardait, l’air intrigué, voire légèrement rigolard. C’est alors que je me souvins que j’étais complètement à poil - je n’ai jamais compris l’intérêt de porter un maillot loin des foules, c’est froid et ça met du temps à sécher quand on est hors de l’eau, et dans l’eau, ça empêche toute fluidité avec les vagues.

Ni une ni deux, je replongeai dans l’onde pour atteindre une zone avec plus d’eau et moins de gens. Il y avait encore quelques personnes qui, comme moi, cherchaient la vague. Mais pas ma vague. Je la repérai fort heureusement au bout de quelques minutes de quête éperdue. Le trou - ou devais-je dire le tunnel - était toujours là. Je fonçai vaillamment en plein dans la zone d’un noir profond qui semblait m’attendre - n’attendre que moi. Le tourbillon de retour fut d’intensité nettement plus faible - ou était-ce une question d’habitude ? Je sortis rapidement de l’océan et m’allongeai sur ma serviette, l’esprit pour le moins confus.

Un léger clapotis me sortit de ma torpeur naissante. Un être étrange s’extrayait de l’onde à quelques pas de moi (la marée avait encore monté). Ce n’était pas franchement anthropomorphe mais ça ne ressemblait à rien d’animal non plus, plutôt à une sorte de végétal en mouvement.

Se rendant probablement compte que je l’avais aperçue, la créature développa un semblant de visage humain à ma hauteur - ce qui correspondait en gros aux trois-quarts de la sienne. Le visage était une copie de mon propre visage. Cela se mit à parler dans ma langue avec lenteur mais clarté.

« Pardonnez… l’intrusion… Je ne vous fais pas… peur ? »

Je réfléchis quelques secondes, puis répondis aussi franchement que possible.

« Non, ça va pour l’instant… »

« Très bien, en ce cas… »

La chose se rapprocha de moi.

« Normalement on évite ce genre de… rencontre, mais le… tunnel est très… instable dans ces… vagues, il fallait l’emprunter rapidement une fois le… passage validé ».

« Validé ? »

« Chaque… planète est… différente, les… tests sont souvent… définis au cas par cas. »

« Vous voulez dire que j’ai servi de cobaye ? »

L’étrange être resta un court moment silencieux.

« Oui, c’est un mot… qui peut convenir. »

Je le fixai d’un air peu amène.

« Et à présent ? »

« À présent, tout est parfaitement… paramétré, il n’y a plus de… souci à se faire. »

Je contemplai ma propre face esquisser un sourire candide sur le corps gélatineux de cette espèce d’algue en suspension qui continuait à progresser vers moi. Je crus un instant qu’elle souhaitait me serrer la main… avec je ne savais trop quoi qui, dans ce fatras de bidules qui composait son être, aurait pu faire office de main. Mais elle contenta de vibrer de toute part… et disparut.

Enfin, c’est plutôt moi qui ai dû disparaître, puisque je me retrouvai soudain en plein hélitreuillage, pile en face de la plage principale.