La Théorie des Girafes

#NaNoWriMo 2019

Ce qui suit est un récit rédigé pour le #NaNoWriMo 2019. Au lieu de l'objectif officiel de 50 000 mots, je me suis tenu à 5 000 mots, ce qui est déjà pas mal. Bonne lecture !

« Les girafes existent-elles réellement ? »

La question de Gérard, 52 ans, professeur de géologie informatique à l'université de Clermonten-Ferrandburg, paraissait triviale au premier abord. Bien sûr, s'écriait l'ensemble de la classe, les girafes existent ! Personne n'en ignorait l'existence. Certains en avaient même vu dans un zoo. Que voulait-il prouver, ce professeur au regard amusé, dont le sujet d'étude ne concernait en aucun cas les mammifères ongulés artiodactyles ?

Gérard, lui, continuait dans sa théorie incongrue. « Si vous êtes si sûrs de vous, petits malins », marmonnait-il dans sa barbe, « pourrez-vous le démontrer ? »

Là aussi, il était extrêmement facile de réfuter l'idée suggérée par Gérard. Pour prouver l'existence de quelque chose, ici les girafes, il suffisait d'en trouver au moins une — deux, de préférence, pour que l'espèce puisse se perpétrer, mais le nombre estimé de girafes sur Terre écartait tout danger critique d'extinction pour le moment. Gérard, au contraire, aurait bien du mal à montrer que les girafes n'existent pas : il aurait fallu inspecter le moindre mètre carré de la surface de la Terre, et encore, cela n'aurait pas prouvé leur inexistence en tant qu'espèce souterraine, marine, aérienne ou extraterrestre.

Sur ces mots énigmatiques, Gérard congédia la classe et leur donna jusqu'à mardi prochain, jour de son prochain cours, pour en prouver formellement l'existence. Les élèves partaient donc du cours avec un air confiant, toutefois légèrement inquiets du fait qu'il faudrait ramener une girafe vivante en amphi alors que les portes d'entrée faisaient moins de trois mètres de hauteur.

Une autre option était d'en photographier ou d'en filmer une, mais avec l'arrivée des logiciels de retouche d'image, puis du trucage vidéo par apprentissage machine (les deepfake), cela ne convaincrait pas Gérard. Une dernière option serait d'en prouver mathématiquement l'existence, mais les girafes n'étaient pas des objets mathématiques, ou alors des objets mathématiques très compliqués.

Trois élèves parmi les plus motivés se rendirent au zoo de Clermonten-Ferrandburg pour y trouver ces fameux ongulés. C'était plutôt facile à repérer, une girafe, par sa grande taille. Difficile de la confondre avec un papillon ou une loutre. Ainsi, les trois étudiants appelés Raoul, Fiona et Loïc, déboulèrent dans le zoo juste après la fin du cours, quelques minutes avant sa fermeture.

Le premier des étudiants était un peu con et trouva très vite ce qui, selon lui, ressemblait le plus à une girafe. Il finit par sortir du zoo avec une figurine de girafe. Gérard n'y verrait que du feu !

La deuxième élève savait à quoi ressemblait une vraie girafe, mais s'était fait voler ses lunettes par un orang-outan avant d'avoir vu le moindre mammifère à long cou. Elle repartit du zoo en s'aidant des panneaux en braille indiquant la sortie. L'orang-outan se servit des lunettes à forte correction pour tenter de faire du feu à partir de rayons de soleil. Dans dix mille ans, les orang-outans domineraient le monde.

Le troisième élève était arrivé plus loin dans son exploration. Si loin qu'il avait fini par faire le tour du zoo sans voir de girafe. Bredouille, il demanda où se situaient les girafes à un des gardiens du parc qui était en train de fermer.

« Ah, désolé, on n'a pas de girafes dans ce zoo. »

Quoi ! Un zoo sans girafe ? L'étudiant n'en croyait pas ses yeux. Un zoo sans girafe, c'était comme une piscine sans eau, comme une route sans panneaux de signalisation, ou comme un beurre sans sel, s'exclama Loïc, qui était breton. Quelque chose n'allait pas, mais alors pas du tout.

Le soleil était en train de se coucher sur la ville de Clermonten-Ferrandburg, petite bourgade au pied d'une chaîne de montagnes dont on apercevait la silhouette. Après tout, pensa Loïc, c'était un petit zoo pour une petite ville, rien de très exotique donc ; les girafes étaient probablement en danger d'extinction, on n'allait pas en distribuer une demi-douzaine par zoo dans le monde.

La fermeture du zoo était complète et le gardien n'était plus là. Il faudrait attendre le lendemain matin pour lui poser d'autres questions. Le problème, c'est que demain, c'était mardi, et le cours de géologie informatique (informellement transformé en « étude de la théorie des girafes » par le professeur Gérard) avait lieu en première heure au petit matin.

N'importe quel élève, dans la même situation que Loïc, se serait simplement dit « tant pis, en espérant qu'un autre ait pu trouver une girafe, et de toute façon ses cours ils servent à rien ». Mais Loïc n'était pas n'importe quel élève. Loïc était motivé, déterminé. Il trouverait une girafe avant demain matin, huit heures, par tous les moyens.

La nuit approchait à grands pas, en cette fin d'automne. On ne voyait bientôt plus que ce que la rue voulait éclairer : trottoirs, enseignes diverses, phares occasionnels de voitures, vélos ou transports en commun. Loïc était bien embêté.

Faudrait-il interroger les passants : « bonsoir, avez-vous une preuve formelle de l'existence des girafes ? », « eh toi, t'as pas une girafe ou deux à me prêter ? », ou alors faire du porte-à-porte : « bonjour, laissez-moi vous parler de la Théorie de la Girafe ». Mais cela ne marcherait pas, même si c'était plus drôle que faire les témoins de Jéhovah, comme une sorte de religion absurde, un peu comme le pastafarisme, avec le monstre de spaghetti volant. Loïc avait faim désormais. Il erra dans la rue, songeur, dans la direction générale de son appartement.


Pendant ce temps, Raoul se promenait avec sa figurine de girafe à deux euros qui clignote. Il était fier, tel un chasseur, d'exposer son trésor partout où il allait. « J'ai attrappé une girafe grande comme ça ! », faisait-il, mais au lieu d'écarter les bras il ouvrait un espace entre le pouce et l'index de sa main, pour ensuite le compléter par la figurine. Tout le monde s'en foutait royalement, voire impérialement. Même quand la girafe était en train de clignoter.

Déçu et incompris, Raoul finit par ignorer les regards. « Je suis trop en avance sur mon temps », conclut-il en prenant le tram en direction de là où il vivait avec ses parents, « mais tout cela va changer quand la communauté scientifique me prendra au sérieux ». Il était déterminé à présenter son artéfact à la classe demain matin.

Fiona, pendant ce temps, avait bien du mal à vivre sans paire de lunettes. Hors de question d'utiliser son vélo dans ces conditions : elle rentra donc à pied à côté du vélo en se repérant par la lueur des lampadaires et des phares de voiture, en attendant de prendre la paire de lunettes de rechange qu'elle gardait à la maison. Elle serait arrivée un peu plus tard que prévu.

Au même moment, l'orang-outan du zoo perfectionnait ses techniques d'optique à la lueur faiblarde d'une lampe de la cage voisine. Il taillait occasionnellement les lentilles convexes avec son caillou favori. Il s'aidait parfois des conseils du manchot d'à côté, dont la lampe serait allumée toute la nuit pour reproduire les conditions de l'été polaire antarctique. L'artisan quadrumane passa ainsi la nuit à concevoir son dispositif.


Loïc entra dans un bar qu'il connaissait bien pour diluer son appréhension dans de la bière. Ce ne serait pas une mince affaire, de se procurer une girafe alors que le prochain zoo, le parc de Lyonbeek, était à une heure d'ici et serait fermé avant son arrivée.

Le bar en question, appelé la Fourmi Électrique, était constitué d'équipements divers du vingtième-siècle. L'ambiance se rapprochait fortement des saloons de l'époque de la conquête de l'ouest, à quelques détails près. On ne fumait pas, à la place du piano droit il y avait un synthétiseur, et les jeux de poker laissaient un peu de place aux bornes d'arcade déjà vieillissantes. S'il y avait un endroit dans Clermonten-Ferrandburg qui devait remplir la définition de « pittoresque », ce serait celui-ci.

Loïc demanda l'impossible.

« Est-ce que vous auriez une, euh, girafe s'il vous plaît ? »

Tous les clients se retournèrent vers lui. La musique s'arrêta, comme dans les films.

À sa surprise, la barmaid acquiesca et sortit un très haut verre à bière, doté d'un robinet, qu'elle s'empressa de remplir de trois litres du breuvage ambré. Loïc n'en demandait pas tant, et fut sur le point de refuser l'offre, alors que la barmaid lui expliqua :

« Une girafe, c'est 2-3 litres de bière. En général c'est pour les grandes fêtes qu'on nous demande ça. Vous saviez pas ce que c'était ? »

Loïc avait encore la possibilité de refuser d'ingurgiter l'équivalent de près de deux grammes de taux d'alcool, mais l'appellation du format ne lui laissait pas le choix. Il était de son devoir moral de posséder une girafe, quelle que soit la signification du mot.

« Merci beaucoup », répondit-il avec moins de retenue que prévu en laissant un billet de sa poche au hasard en guise de pourboire. La barmaid, inquiète, se demanda dans quel état Loïc pourrait finir la soirée après une telle boisson, et s'il faudrait le ramasser par terre une fois le bar fermé.

Tout le monde suivait Loïc du regard alors qu'il cherchait un endroit où s'asseoir. Après un tour du bar sans satisfaction, il finit par revenir au comptoir et se percher sur l'un des hauts tabourets.


Jusqu'alors, Fiona n'avait pas rencontré trop de problèmes en traversant la rue, malgré sa vision dégradée. La moitié restante du chemin de retour lui était plus familière, ce qui la rassurait. Elle pourrait arriver avant vingt heures.

Soudain, en pleine traversée de la rue, une voiture percuta l'avant de son vélo et faillit le lui arracher des mains. Il n'y avait plus de roue avant à son vélo : c'était devenu un monocycle bizarre et déséquilibré. Fiona soupira en perdant de vue la voiture en question, et continua sa route en promenant son vélo à l'envers, comme une brouette.


Loïc n'en était même pas au premier demi-litre. « Vous savez, je suis plus intéressé par le récipient que ce qu'il y a dedans. Est-ce que je peux m'arrêter là ? »

La barmaid du bar La Fourmi Électrique se faisait appeler la Fourmi. Mais la Fourmi n'est pas prêteuse, c'est là son moindre défaut. « Je peux vous donner la girafe mais faut finir la bière d'abord ». Loïc continua donc de boire tout en reconsidérant ses choix de vie.

Un litre et un passage aux toilettes plus tard, les effets commencèrent à se sentir chez l'étudiant. Il commençait à voir des éléphants roses et bleus, mais pas de girafe à l'horizon, mis à part le curieux récipient, qui était désormais à moitié vide. Loïc finit par discuter avec le verre à bière, qui lui répondait des choses surnaturelles parfaitement naturelles, comme c'était le cas quand on a trop bu, ou quand on est en train de rêver. Pour le moment, Loïc était encore dans le premier cas.


Gérard était bien embêté. Il venait de percuter avec sa voiture le chassis avant d'une bicyclette qui n'avait rien demandé. « Au fond, les bicyclettes existent-elles vraiment ? », se demanda-t-il en guise de consolation. Sa question fut bien vite résolue en apercevant des vélos garés sur la piste d'à côté. C'était plutôt simple, de prouver l'existence d'un objet du quotidien. Plus simple que pour les girafes.

Le professeur avait un peu soif et décida de faire un stop dans un certain bar appelé La Fourmi Électrique. « Une bière sans alcool s'il vous plaît », demanda-t-il au comptoir, à côté d'un verre à bière géant appartenant à quelqu'un qui était aux toilettes. Gérard repéra à sa droite un fauteuil vide tout près des bornes d'arcade de sa jeunesse, où il pourrait s'installer.

Mais la commande d'une bière sans alcool, que personne d'autre ne commandait par ici, était un nom de code très spécial. « Je vous attendais, monsieur », répondit solennellement la Fourmi en lui déverrouillant une porte secrète menant à de sombres escaliers. Gérard, ne sachant trop quoi faire, joua le jeu et s'engagea dans le sous-sol, tout en mimant un air professionnel.


L'orang-outan commençait à fatiguer. « Gro-groumpf », murmurait-il mélancoliquement de temps en temps, en pensant à sa terre natale. Cela faisait déjà quelques années qu'il se demandait ce qu'il faisait ici, à regarder passer les gens derrière les barreaux. Cela allait peut-être changer demain matin, lorsque le soleil serait réapparu et lui permettrait d'allumer un petit feu à l'aide de son nouveau dispositif.

« Dis-moi, lui demanda le manchot, qu'est-ce que t'es en train de bricoler encore ?

Bien entendu, le manchot ne pouvait pas comprendre, sans pouces opposables, comment on pouvait manipuler des objets pour en faire des outils.

— Rien, juste un truc comme ça, se contenta de répondre l'orang-outan.

— Allez, dis.

— Bon ok. Je suis en train de tailler un caillou transparent. Transparent c'est comme l'eau, on peut voir à travers. Sauf que ce caillou transparent, quand il y a un peu de lumière d'un côté, il y a beaucoup de lumière de l'autre côté, mais dans un endroit très petit.

— Attends, pas si vite, tu m'as perdu à « tailler ». Tu peux répéter ?

— Groumpf.

– Allez, fais pas le con ! Explique ! »

Mais l'orang-outan n'était pas formé à l'enseignement physique théorique à destination d'un public de manchots empereurs. Il continua son travail dans le silence relatif du zoo nocturne.


Fiona finit par rentrer chez elle et se doter d'une paire de lunettes de rechange. Sa seule déception était de ne pas avoir vu de girafe pour répondre au professeur sceptique. Ce n'était pas si important, se dit-elle, un autre élève pourrait lui opposer quelque chose demain matin, même si ce ne serait pas une vraie girafe.

Ce n'était pas vraiment sa seule déception : elle avait failli mourir et son vélo s'était transformé en monocycle ! Quelle journée, vraiment.

Son arrivée tardive chez elle, peu après 22 heures, fut vite interrompue par une lourde frappe à la porte. « Police, ouvrez ! » Quelle journée, et pas finie en plus !

« Oui ?

— Mademoiselle, avez-vous été percutée par ce type de voiture en rentrant chez vous ?

Le policier d'un air très sérieux lui montra une photographie mal éclairée d'un véhicule mal en point.

— Euh, c'était dur à savoir sur le coup, mais c'est fort possible vu que sur la photo c'est le châssis avant de mon vélo qui est encastré dedans.

— Selon nos renseignements, le conducteur fait probablement partie d'un groupuscule terroriste hautement dangereux. Suivez-moi. »

Fiona en avait un peu ras le bol mais suivit quand même le policier qui le guida dans une voiture de patrouille. La supérieure hiérarchique lui serra la main.

« Bonsoir ! Je suis la commissaire Tipiaque Van Der Piraten. Vous êtes Fiona, n'est-ce pas ? On discutera de l'accident une fois arrivés au poste.

— Vous voulez des frites ? » tenta le policier adjoint en lui proposant un cornet de frites belges tièdes. Au moins, se dit Fiona, elle avait à bouffer pour ce soir, même s'il s'agirait ensuite de décevoir des membres de la police par son témoignage flou sur tous les plans.


Gérard ne distinguait presque rien dans le couloir humide qui était probablement taillé pour servir d'égout. Il se contenta de suivre l'agent Fourmi qui brandissait le faisceau de sa lampe torche vers là où ils allaient. On pouvait entendre, au bout du couloir, de lugubres incantations qui n'allaient pas sans rappeler les formules latines inversées propres au satanisme.

Ils finirent par débouler sur une grande salle éclairée par le bas, peuplée d'une vingtaine de personnes en tenue du Ku Klux Klan, mais en bleu, sauf un individu en blanc qui prit la parole.

« Mes amis ! Mes sœurs, mes frères ! L'heure est venue. Le reste du monde l'ignore inexplicablement. Mais Ils dominent le monde ! Ce sont Eux qui, depuis maintenant bientôt dix ans, ont envahi l'intégralité du globe pour y répandre Leurs usages au détriment des nôtres ! »

Allons bon, se demanda Gérard. De qui s'agissait-il encore ? Les illuminatis ? Les reptiliens ? Les cartographes pour faire vendre des planisphères alors que la Terre serait plate ?

« Je veux bien sûr parler… de la Belgique ! »

Gérard se retint de rire au dernier moment. La Belgique, envahir le monde ???

Soudain, les yeux de Gérard s'agrandirent. La ville de Clermonten-Ferrandburg ne s'appelait pas comme ça dans ses souvenirs d'enfance, ni la métropole voisine de Lyonbeek. Il n'avait pas toujours vécu dans la vaste région de « Belgique du Sud », qui couvrait deux continents et demi. Il n'avait jamais contesté non plus l'étrange accent que possédaient ses supérieurs hiérarchiques, la police et les personnalités médiatiques.

À un moment donné de l'histoire récente, probablement au début des années 2020, les Belges, d'une façon encore inconnue de Gérard, avaient conquis le monde.


Il était maintenant près de trois heures du matin. Le temps de Loïc était divisé en trois phases de moins en moins distinctes : continuer de boire la bière au comptoir, passer un quart d'heure aux toilettes, et marcher puis ramper de plus en plus difficilement entre les deux destinations. Il ne restait plus qu'un demi-litre, et le verre à bière lui murmurait qu'il ne pourrait pas le ramener au prof avec la gueule de bois qu'il se serait pris.

La barmaid n'était plus là. À sa place, un vieux avec un accent du sud se faisait appeler la Cigale et se contentait de jouer de la guitare et encourager les gens à jouer du synthétiseur du bar pour l'accompagner. Mais il n'y avait plus personne d'autre et la Cigale ne l'encourageait pas, de peur que Loïc vomisse sur le synthétiseur.

De plus en plus somnolent, Loïc finit par prendre un peu de lecture aux toilettes. Un vieux magazine parlait de l'étonnante découverte du phénomène des okapis, dont le territoire de prédilection était intégralement situé en République Démocratique du Congo. Ce qui finit par attirer l'attention de Loïc, c'était le fait que les okapis étaient de la même famille que les girafes. La girafe, cependant, était totalement absente du territoire de la RDC. Un peu comme si une guerre secrète avait lieu entre les deux espèces.


« Et cette guerre secrète, nous la menons encore aujourd'hui, alors que ce groupuscule terroriste prétend libérer le monde de la culture belge. C'est là-dedans que votre agresseur s'est rendu hier soir. Restez ici, je vais voir si on a du nouveau de nos services de renseignement. »

Le poste de police n'était à présent éclairé que dans le bureau de la commissaire Van Der Piraten, alors que la machine à café rugissait en pleine nuit. Fiona n'avait pas tout suivi de l'histoire que lui avait raconté Tipiaque, mais ce qui était certain, c'était que le portrait de l'individu ressemblait fortement à celui de son professeur à l'université, Gérard.


Gérard était maintenant complètement convaincu par la mouvance sectaire, qui l'avait apparemment désigné comme élu. Il devrait désormais porter un masque d'okapi et répandre sa parole messiannique devant le peuple soumis à la Belgique Mondiale. Ça convenait plutôt bien à Gérard, qui préféra ce nouveau travail, mieux payé et plus épanouissant que de blablater dans le vide devant des étudiants en amphi, derrière un PowerPoint mal conçu en Comic Sans MS taille 72.

L'ensemble de la secte se mobilisa pour ce qu'ils appelaient l'Aube de la Renaissance, à savoir montrer l'élu et la vérité au monde entier. Pour ceci, Gérard devait être présentable, et on lui donna d'abord quelques heures de sommeil pour le réveiller peu de temps avant le lever du soleil. Les sectaires construisirent pendant ce temps une statue de girafe avec de la paille facilement inflammable.

Le professeur s'endormit confortablement dans le reste de paille surplombé par un planisphère représentant la Belgique, qui occupait toutes les terres émergées à l'exception de la République Démocratique du Congo. Au même moment, un orang-outan inventif s'endormit de la même façon.


L'aube commençait à se faire voir dans le ciel dégagé, les étoiles les moins brillantes disparaissaient petit à petit. C'était en pleine heure de reprise du travail que Loïc sortit du bar, semi-conscient, sa tâche accomplie, une girafe de bière à la main.

À peine Loïc avança-t-il un pas titubant vers l'extérieur, une horde d'unités militaires d'intervention spéciale surgit de toutes les planques imaginables et le menaça avec des armes variées.

« Police ! Plus un geste !

— Que… quoi ?… Mais je suis pas au volant…

— Vous êtes accusé de complicité envers une organisation de malfaiteurs. »

Loïc fut promptement emmené au poste de police. On effectua d'abord un contrôle d'alcoolémie aux résultats dépassant les records — deuxième place au niveau européen hors Bavière — puis un résumé de ce qui s'était passé cette nuit.

« Arrêtez de nous faire marcher avec votre histoire de girafes. Qui était au comptoir cette nuit ? »

Mais Loïc parla de cigale et de fourmi, comme dans la célèbre fable. On laissa tomber l'interrogatoire et Loïc fut libéré du commissariat, soulagé mais avec une énorme gueule de bois. Le cours avait lieu dans moins de deux heures, et on ne lui avait pas confisqué sa girafe. Il se dirigea donc dans la direction générale de l'université.


« Ah, quelle belle journée qui commence ! »

Raoul se leva rapidement de son lit, devant la figurine de girafe sur sa table de chevet. Comme tous les jours, il prit son petit-déjeuner (jus de fruits avec des gaufres au chocolat), s'habilla et se brossa les dents pour affronter la journée.

Une fois dans le bus, il repartait de plus belle dans son éloge de la figurine de girafe. « Saviez-vous que si les girafes clignotent, c'était pour trouver des partenaires sexuels afin de se reproduire ? » Raoul n'avait aucune idée de la véracité de ses propos, mais c'était bien au scientifique d'élaborer des hypothèses, plus ou moins hasardeuses, pour ensuite les tester et faire avancer les connaissances de sa communauté. Lui qui, jusqu'alors, ne prêtait pas attention à ses études, se sentait de plus en plus à l'aise dans son nouveau rôle d'explorateur des connaissances scientifiques.

C'est donc avec un air confiant que Raoul arriva devant l'entrée de l'amphithéâtre encore fermé, vingt minutes en avance, afin de préparer son discours enthousiaste qui allait révolutionner le monde des sciences.


Le soleil se lèverait dans dix minutes.

Gérard, comme le voulait le rituel millénaire, devait se lever de son lit improvisé, s'habiller de sa tenue de messie, ingurgiter un breuvage sacré et imprégner ses dents de solution blanchâtre mystique. Ça me change pas de d'habitude, pensa Gérard, et cette pensée lui revint dans la tête lorsqu'il prépara son discours de l'Aube de la Renaissance derrière son masque d'okapi.

« Au fond, que sont les enseignants, sinon des messies du savoir ? » se demandait Gérard tout bas, en même temps qu'il exportait son PowerPoint messiannique écrit en police Arial de taille 60. Quoi qu'il en serait, cette journée marquerait l'histoire de la Belgique, donc du monde et, par extension, des girafes. Dans la rue juste au-dessus, la statue de girafe, qui mesurait plus de 90 mètres de hauteur, était prête à être brûlée et Gérard se prépara à sortir de la bouche d'égout.

À quelques pâtés de maison derrière la statue de girafe, l'orang-outan se réveilla. Il pouvait apercevoir la silhouette de la statue devant la lueur qui précédait l'arrivée du soleil levant derrière les montagnes. Étant donné la différence de continents d'origine entre un orang-outan et une girafe, il s'en foutait un peu. Tout ce qui comptait à présent, ce serait de tester sa théorie du feu.

« Eh, t'as pas du feu ? » plaisanta un perroquet qui avait entendu cette phrase chez les humains. L'orang-outan se contenta de répondre un « Groumpf » sec mais débordant d'espoir alors qu'il peaufinait son dispositif.


En sortant du commissariat pour rentrer se reposer chez elle, Fiona tomba sur Loïc qui dormait sur une pile de cartons entre deux poubelles.

« Hé, Loïc, réveille-toi ! T'es bourré ou quoi ?

Mais il ne répondit pas avant une minute.

— Euh, ah, où que je suis ? La girafe ! Où qu'elle est ? »

Il récupéra le verre à bière, heureusement intact, à côté d'une poubelle. Il tenta de convaincre Fiona que ceci était une girafe et qu'il faudrait la présenter au professeur demain matin. Mais on était demain matin. Loïc parla aussi d'une secte qui traînait apparemment dans les environs.

« Ah mais oui ! Les okapis ou un truc dans le genre ? Qu'est-ce que tu sais à leur propos ? »

Mais Loïc s'était déjà rendormi. Même en le secouant très fort ou en le frappant avec la girafe, il ne montra aucun signe de conscience. Fiona, exaspérée de ces dernières heures, leva les yeux au ciel. Elle vit la statue géante de girafe.

« GIRAFE ! »

Cela eût pour effet de réveiller instantanément Loïc, qui regardait maintenant dans la même direction. La statue était visible de la moitié de la ville. Au même moment, Raoul aurait pu la voir depuis l'amphi, mais il était trop occupé par sa méthode scientifique.


« Mes chers amis ! Mes sœurs, mes frères ! »

Les passants, qui était habitués à entendre l'accent belge par les hauts-parleurs publics, furent surpris de cette voix qui avait un air local. La secte avait réussi à pirater le réseau de diffusion publique de Clermonten-Ferrandburg. Raoul, Fiona et Loïc se retournèrent devant la voix de leur professeur Gérard.

« Il est temps de vous révéler la vérité ! Partie 1, chapitre 1 : définitions. La notion de vérité est indissociable de la notion de réel, comme nous le verrons… »

Au moins, Gérard avait bien préparé son cours cette fois. Le problème, c'était que le reste de la secte ne s'y attendait pas. Ils auraient dû faire brûler la girafe après un discours prévu pour durer trois minutes. Si leur prophète improvisé commençait à faire le con, il faudrait le brûler en même temps que la girafe.

Au lieu de cela, comme le disait l'expression, Gérard peignait la girafe. « Un autre problème, soulevé par les Grecs, concernait la valeur de vérité de certaines propositions, qui ne pouvaient pas être évaluées sans paradoxes. D'une autre façon, le théorème de Gödel montre que… »

Le son du haut-parleur grésillait. Les forces de police avaient fini par reprendre la main, profitant de la diversion involontaire de Gérard. La foule sectaire était peu à peu dispersée par les troupes autour de la statue de girafe, dont la tête et le cou étaient déjà illuminés par le soleil.

« Citoyennes, citoyens ; Belges, Belges ; veuillez reprendre votre activité habituelle. »

Ainsi, un incendie potentiellement dévastateur et criminel fut évité, c'était du moins la phrase qui bouclait sur les chaînes d'info matinales, déjà rendues sur place. On s'interrogeait aussi sur le rôle de la forme de la statue. Est-ce que cela représentait un des grands dinosaures éteints ? Un lama au cou exagérément long, dépourvu de laine ? Aucun animal existant connu ne rentrait dans cette catégorie.


Le soleil était maintenant bien levé. L'orang-outan brandit alors son dispositif à la lumière du jour, pour le tester sur une brindille qui passait par là. Mais la lentille, peu importe comment il la brandissait, ne réchauffait même pas la brindille d'un degré. « Merde alors, euh je veux dire, Groumpf », s'exclama l'orang-outan. Ce qu'il ignorait, c'était que son artéfact avait bien fonctionné, mais en réfléchissant les rayons du soleil au lieu de les réfracter. Cela avait enflammé les oreilles de la statue de girafe géante.

Et dans la tête et le cou de la statue, il y avait plusieurs centaines de kilogrammes de TNT.

L'orang-outan eut le temps de voir un deuxième soleil à l'horizon, à côté du premier.


Au moment où Gérard sortit de la bouche d'égout pour fuir la secte qui était désormais à sa poursuite, la police ne l'avait pas encore repérée. Légèrement soulagé, il fonça vers sa voiture qui était encore garée devant le bar La Fourmi Électrique, pour la démarrer et partir très loin, probablement en République Démocratique du Congo. C'était une voiture assez reconnaissable, avec le chassis avant d'un vélo encastré dedans.

Mais la voiture n'était plus là !

Pris au piège, il s'arrêta, encerclé par les forces spéciales d'intervention. Au même moment, l'explosion de la girafe retentit et détourna le regard des policiers. Gérard put miraculeusement s'enfuir à nouveau, en empruntant une ruelle encore sombre derrière le bar. Dans sa course, il bouscula deux de ses étudiants.

Loïc et Fiona se retournèrent vers le professeur, aussi surpris qu'eux, en tenue de prophète avec un masque d'okapi à moitié déchiré. Loïc sourit et lui tendit son verre à bière.

« J'ai trouvé une girafe ! Ça existe ! Et pan ! »

Au même moment, Raoul tenait le même genre de discours à ses camarades de classe devant la porte de l'amphi.

Mais Gérard s'en foutait désormais. Il était poursuivi par littéralement le reste du monde. Il continua sa course, désormais poursuivi par Loïc, qui tentait d'avoir une bonne note pour une fois, lui-même poursuivi par Fiona, qui demandait beaucoup d'explications.


Épilogue :

Gérard réussit à s'échapper de la Belgique. Il vivait désormais dans la jungle congolaise, en tant qu'éleveur d'okapis. Il tentait régulièrement de les entraîner au combat et au maniement d'explosifs pour la guerre qui se préparait, mais cela ne marchait pas très bien.

Raoul proposa sa figurine de girafe qui clignote à un collectionneur de musée. Dans un monde où les girafes étaient des animaux ambigus, méconnus de la population mondiale, Raoul put se faire des millions grâce à sa figurine. Il continua sa vie en tant que vulgarisateur scientifique en remplacement de l'émission C'est Pas Sorcier.

Fiona développa une passion pour les monocycles, et au bout de quelques années elle put parcourir jusqu'à plusieurs kilomètres de distance dessus. Son ancien vélo ne rentrait dans aucune catégorie de monocycle, même si, avec sa tête de perchoir, il ressemblait à la plus haute catégorie, aussi appelés « girafe ».

Loïc cumula les petits boulots en tant que serveur et finit par prendre la relève du bar La Fourmi Électrique, qui n'était plus une devanture pour la secte anti-belge.

Le royaume de Belgique, qui avait contrôlé la quasi-totalité du monde, fut vite réduit à un petit pays situé entre la France, l'Allemagne et les Pays-Bas. Personne ne se souvenait de sa brève domination, comme personne ne s'était rendu compte de sa domination au moment du récit, mis à part quelques incompris comme Gérard.

THE END