Quand le jour J arriva, elle Ă©tait prĂȘte Ă se lancer. Elle avait entendu parler de la mĂ©ditation collective mondiale un soir de pluie aprĂšs le groupe de parole auquel elle participait tous les mois.
Une bande de hippies avaient lancĂ© le mouvement en 78. Ils se regroupaient en un mĂȘme lieu pour mĂ©diter pendant une heure et se focalisaient sur la paix mondiale. Depuis, la pratique s'Ă©tait Ă©tendue, puis s'Ă©tait modifiĂ©e. Les Hommes avaient fini par partir les un aprĂšs les autres, pas assez valorisant sans doute. Bien sĂ»r il y avait toujours quelques curieux qui participaient, mais ils Ă©taient surtout lĂ pour accompagner leur derniĂšre conquĂȘte, feignant l'ouverture d'esprit pour augmenter leurs chances d'obtenir du sexe. Ils ne revenaient jamais. C'Ă©tait donc les autres qui faisaient le boulot.
L'idĂ©e lui avait de suite plu. Elle pratiquait la mĂ©ditation depuis des annĂ©es et elle apprĂ©ciait vraiment l'isolation et le dĂ©tachement que cela lui procurait. Mais parfois, le hasard faisait qu'elle entrait en Ă©tat mĂ©ditatif exactement au mĂȘme moment qu'une autre humainâ e et elles se retrouvaient alors ensemble dans le monde de la transe. Qu'elles soient Ă l'autre bout du monde ou parle une langue diffĂ©rente ne les empĂȘchaient pas de se comprendre intimement. Elles pouvaient partager souvenirs, Ă©motions, savoirs. Se retrouver dans une transe de plusieurs millions de personnes devait ĂȘtre une expĂ©rience d'une intensitĂ© inouĂŻe.
En faisant des recherches elle avait compris que l'objectif avait Ă©tĂ© affinĂ©. « La Paix Mondiale » Ă©tait un objectif trop vague pour ĂȘtre atteint concrĂštement et les mĂ©ditantâ es avaient atteint un consensus sur les moyens Ă employer pour y parvenir. L'influence majeure de certains courants de pensĂ©e Ă©tait palpable et il Ă©tait surtout question de privilĂšges et de classes sociales. La transe collective devait apporter une profonde prise de conscience aux nouvelâ les, faisant alors l'expĂ©rience de dizaines de milliers de vies diffĂ©rentes de la leur et arrivant Ă les comprendre comme si elles Ă©taient les leurs. On en ressortait forcĂ©ment changĂ©â e. C'Ă©tait probablement pour ça que les Hommes ne participaient pas, ils n'avaient pas l'habitude de considĂ©rer d'autres vies que la leur et n'arrivaient pas Ă admettre que des comportements qu'ils adoptaient parfois Ă l'identique provoquaient tant d'Ă©pisodes douloureux dans le monde.
Il lui restait trente minutes de préparation. Juste le temps de se changer, d'allumer son encens et de lancer le pendule qui lui servirait à se synchroniser avec les autres. Elle enfila sa tenue de méditation, composée d'un haut de sport violet tellement léger qu'elle le sentait à peine et qui laissait systématiquement apparaßtre son sein gauche, ainsi qu'un large pantalon en lin noir dont elle aimait sentir le flottement du tissu sur ses jambes.
Elle s'assit le dos bien droit sur son tabouret Ă bascule dont les lĂ©gĂšres oscillations la berçaient et l'aidaient Ă atteindre un stade de conscience alternatif. L'autel qui se trouvait devant elle Ă©tait une ancienne Ă©tagĂšre fabriquĂ©e en sĂ©rie qu'elle avait repeint en noir et dĂ©corĂ© de stickers, de runes et de divers symboles au fil des annĂ©es. Sur le dessus se trouvait son matĂ©riel : Un bougeoir antique en bronze qu'elle avait dĂ©nichĂ© dans un vide grenier, une pierre sombre dont la forme lui rappelait un bĂ©lier â l'animal totem d'un ĂȘtre cher â, un pendentif ouvragĂ© en argent reprĂ©sentant un chĂ©rubin joufflu qui disposait d'un petit compartiment secret â ce dernier contenait son souvenir le plus prĂ©cieux â ainsi qu'un gobelet de cĂ©ramique grĂące auquel elle s'entourait d'une Ă©paisse fumĂ©e Ă l'odeur entĂȘtante de pin en flammes.
AprÚs avoir allumé sa bougie, elle saisit un morceau de charbon à l'aide d'une pince et commença à le chauffer au dessus de la flamme. Observer la propagation rougeoyante de la chaleur à travers le petit pavé de carbone commençait déjà à l'hypnotiser. Peu aprÚs que la surface du charbon fut passé du noir profond au gris foncé elle approchùt la pince de sa bouche et souffla doucement pour le faire rougir. Puis elle le déposa délicatement au fond du gobelet et le recouvrit d'un peu de cendres. Avec une pince plus petite elle se saisit de cristaux d'encens, résine jaune marbrée de vert foncé, qu'elle saupoudra sur le charbon ardent provoquant de petits crépitements. La résine se mit à bouillir et à dégager sa fumée familiÚre et parfumée.
Il ne restait plus qu'Ă dĂ©marrer le pendule. Elle regarda l'heure sur son tĂ©lĂ©phone, comptant les secondes jusqu'Ă ce qu'il affichĂąt 11:59:00 puis poussa dĂ©licatement l'extrĂ©mitĂ© du pendule vers l'est Ă l'aide de son index. Elle pris une profonde inspiration les yeux clĂŽt puis les fixa sur le pendule en commençant Ă compter. 59, 58, 57, inspiration, 56, 55, 54, expiration. Elle se sentait basculer dans la transe bien plus vite que d'habitude mais elle devrait rĂ©sister jusqu'Ă la fin du dĂ©compte au risque de se retrouver seule et de devoir attendre le mois prochain pour rĂ©itĂ©rer l'expĂ©rience. ArrivĂ©e Ă 30 elle cru voir des silhouettes apparaĂźtre Ă la limite de son champ de vision. des autres qui, comme elle, semblaient suivre un pendule des yeux. Iels Ă©taient debout, en tailleur, assis, les bras ballants ou croisĂ©s mais oscillaient chacunâ e lĂ©gĂšrement de droite Ă gauche au mĂȘme rythme. Elle n'osait pas dĂ©tourner le regard de peur de perdre sa concentration mais elle aurait donnĂ© n'importe quoi pour en avoir le cĆur net.
Il restait maintenant moins de 5 oscillations. Les silhouettes avaient disparues mais elle ne s'en inquiĂ©tait pas, elle savait que, si proche de la bascule finale, son esprit Ă©tait en train de se resserrer sur lui mĂȘme. Comme s'il reculait pour mieux sauter, se comprimant en une petite boule blanche, luisante, aurĂ©olĂ©e de magenta.
Quand il n'y eu plus rien Ă compter, le pendule s'arrĂȘta net. Elle ferma les yeux et visualisa son aura s'Ă©tendre d'un coup autour d'elle, dĂ©passant les limites de son corps, recouvrant la ville, le continent, la Terre. En les ouvrant, elle fut Ă©bloui par la lumiĂšre dorĂ©e d'un soleil estival. Elle se trouvait au sommet d'une montagne. Observant les alentours elle remarqua un chemin en contrebas qui s'enfonçait dans une Ă©paisse forĂȘt. Elle dĂ©cida de commencer l'exploration de la transe collective par lĂ et commença Ă marcher.
Photo by Milan Popovic
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