L’argument du zombie philosophique de Chalmers est résumé brièvement ici.. Cet argument prétend réfuter le physicalisme en faveur d’une forme de dualisme matière-esprit, et je vais expliquer ici en quoi il me paraît avoir été dépassé 200 ans avant d’avoir été inventé.
Cet argument apparaît dans toute son absurdité si on a digéré Descartes, Kant, Schopenhauer et enfin Nietzsche.
L’argument consiste à imaginer l’existence d’un double de mon corps, à la molécule près, et à se demander s’il est concevable que ce double soit dénué de « conscience phénoménale ». Ensuite, par des pirouettes langagières sur le fait que ce qui est concevable doit être possible, on en déduit le fait que la doctrine dite du « physicalisme » est fausse.
Mais qu’est-ce au fond que le physicalisme ? C’est dire que le monde peut se comprendre uniquement en parlant de « la matière », c’est-à-dire de ce modèle mental que nous avons construit sur des centaines de générations, que nous amendons régulièrement, et qui nous permet tant bien que mal de prédire parfois le flux du devenir. Le physicalisme prétend que tout ce qui nous arrive, y compris les sentiments intimes de l’humain, peut s’expliquer dans les termes de ce discours.
Là où on voit que les prémisses de ce discours sont foncièrement inversées, c’est qu’il prétend rendre compte du monde par les édifices d’idées que nous, humains, avons construit pour… rendre compte du monde. Il s’agit d’un discours foncièrement tautologique.
Réglons maintenant son sort au dualisme, qui ne vaut pas mieux. Le premier pas de l’argument du zombie philosophique est de poser un certain corps. Les corps physiques en général, la matière, en termes contemporains, sont des mots que nous utilisons pour désigner une stase dans le flux des évènements à laquelle nous parvenons à attribuer, pour un temps, quelque fixité. Le corps vivant, notamment, est ce que l’humain constate être la stase dont les affections l’intéressent au premier chef : les affections des corps vivant nous affectent. Je dis nous, car en suivant Schopenhauer, la conscience originelle est d’abord une irritabilité collective, et la notion d’individu est, comme la « conscience de soi », un instrument du corps pour assurer sa survie. C’est la raison pour laquelle nul n’a professé sérieusement le solipsisme, l’interaffection des corps assurant de façon trop indubitable le fond collectif de la vie.
Ainsi, nous parlons de corps pour désigner les stases temporaires dans le flux que nous savons être la vie même. Comme toute perception organisée, ces corps ne sont qu’une fiction de l’esprit ; mais elle est notre seul possibilité de maîtriser temporairement le devenir. Cette fiction, pour être fausse, n’en est pas moins un édifice immense, bâti par la science ; et cet édifice est d’une merveilleuse complexité dans toutes les ramifications que nous avons dû créer pour accomoder le monde et nous-mêmes.
Posons donc un corps, abstraction symbolique raffinable à l’envi de la vie elle-même. Les dualistes nous demandent de concevoir que ce corps soit en fait dénué de vie. Il faut bien saisir ce que signifie ce jeu de langage. On nous demande de penser ce corps comme on pense à ce qu’on est tenté d’appeler la matière morte : les objets qui pour nous sont exclus du domaine de la vie car, prenant la fiction de la matière pour une réalité, nous en venons à considérer la sensation comme un privilège du corps vivant ; négligeant qu’il n’y a entre le corps vivant et les autres corps qu’une différence de complexité et d’auto-organisation ; cette différence n’existant que dans les fictions langagières avec lesquelles nous jonglons.
Si le physicalisme est une tautologie, on voit donc ce qu’est le dualisme : un usage désorienté du langage, qui, en prenant ses propres constructions pour des réalités, détruit sa cohérence interne et se condamne à l’inefficacité pour décrire le flux d’évènements qu’est la vie. On nous demande d’imaginer des corps qui ont toutes les caractéristiques des corps vivants, mais qui seraient exclus de la vie ; on demande à l’humain de se voir lui-même comme matière morte alors que la matière n’est qu’une abstraction statique de la vie elle-même ; le dualisme aboutit à des paradoxes, c’est-à-dire à des perplexités, de l’humain perdu dans son propre labyrinthe langagier ; mais contrairement à la fiction utile de la science, il n’est en rien utile pour décrire le monde, ne produisant aucun énoncé correspondant à des faits observables.
Comme quoi, la philosophie analytique c’est bien, mais un peu de vieille philo continentale ne nuit pas.
Nietzsche et la vie, de Barbara Stiegler, contient dans sa première partie le résumé de la philosophie moderne de la conscience de Descartes à Nietzsche qui m’a inspiré ce texte et sans la lecture duquel mes élucubrations semblent sans doute sortir de nulle part.
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