Le texte qui suit est de MonsieurB, qui l’a d’abord publié sur son compte Mastodon. Une petite chronique d’une journée parmi d’autres à l’époque du confinement…
Je ne vous ai pas raconté la mésaventure d'il y a trois jours, lors de ma première sortie à la supérette du coin depuis le début du confinement. Elle vaut pourtant son pesant de cacahuètes, avec du malotru et du sublime dedans. Vendredi, donc, sortie à la supérette pour recharger un peu le frigo. Nous avons une moyenne surface au bas de la colline, qu'on appellera Croisement Marché pour ne faire de publicité à personne.
J'y arrive donc, après une petite marche sans croiser grand-monde. Devant l'entrée, une demi-douzaine de clients clairsèment le parking, debout. La moitié porte un masque ou se couvre la bouche d'un amas d'écharpes et de foulards. Je comprends rapidement que l'entrée est filtrée. En effet, un vigile se tient dans l'encadrement des portes coulissantes, attendant que des clients sortent pour en faire entrer de nouveaux.
On commence à discuter de loin en loin : le vigile nous dit dans un accent imparfait que seuls cinq clients sont autorisés à la fois dans le magasin. (Ça fait peu : on joue sacrément le jeu, à Croisement Marché.) On distingue les employés qui portent des masques. Inévitablement, ça se met à parler des conditions actuelles, se demandant si tout ceci est bien raisonnable. Il y a des pour. Il y aura surtout un contre, qui n'a pas encore rejoint la conversation.
Mais le voilà. Il conduit un break Laguna vert olive qu'il gare comme un pied sur une place réservée à la pharmacie d'un côté. C'est un moyen échalas, au crâne rasé, à la démarche de canard sous acide. Ce n'est pas du genre à regarder devant soi, mais plutôt par terre, le regard froncé. Dégaine de cow-boy.
Du coup, il avance sans trop voir. On lit un mélange de surprise et de consternation quand il nous aperçoit enfin qui attendons dans le soleil.
— Hein ? On fait quoi, là ?
— On attend, dit un monsieur un peu âgé qui n'avait pas encore parlé jusque là.
— On attend quoi ?
— On attend, enchaîne le vigile, que les clients sortent. Vous ne pouvez pas être trop nombreux dans le magasin.
Le cow-boy, qui parlait en se dandinant comme s'il attendait qu'on libère des toilettes, s'immobilise alors enfin. On sent qu'il se concentre vraiment, qu'un argument de belle nature va sortir.
— Mais j'ai des trucs à acheter, moi !
Une dame libère sa bouche d'un foulard bleu ciel :
— Et nous ? Vous croyez qu'on fait une partie de crapette ? (Je note l'incongruité du mot “crapette” dans ce contexte.)
— Ouah, mais c'est bon, quoi ! J'ai des trucs à acheter, je peux rentrer, non ? (Jetant un coup d'œil dans le magasin.) C'est bon, quoi, y'a personne !
Le vigile rappelle qu'il ne peut y avoir plus de cinq clients dans le magasin à la fois.
‑ Rhâââ, putain, ça va, c'est bon, laisse tomber, je suis trop pressé, là.
Le cow-boy fait mine de retourner vers son destrier vert olive qui, je le remarque soudain, empiète d'une bonne largeur de pneu sur la place de la pharmacienne, mais se retourne aussitôt et tente de rentrer en force dans le magasin. La dame au foulard bleu ciel s'indigne, le vigile s'interpose, attrape le malotru par la taille, le plaque sur le mur extérieur et lui attrape la gorge : — Tu remontes dans ta voiture.
Ç'aurait pu être une salve d'injures, mais cette seule phrase a suffi. Le cow-boy, rougi par la strangulation, n'a même pas pris le temps de lisser son ticheurt, il est reparti dare dare vers son véhicule, qu'il a démarré en trombe en pointant du doigt le vigile. Sans doute y avait-il des mots avec, mais personne ne les a entendus.
Voilà pour le malotru.
Le sublime viendra plus tard. Je peine à vous faire un récit avec deux enfants dans les pattes (oui, elles sont rentrées) et un riz cantonnais que je prépare dans le même temps.
Le sublime, je l'ai déjà mentionné, sans que vous imaginiez son rôle à venir.
C'est le monsieur âgé qui était resté en retrait et qui s'est longtemps contenté d'un « On attend » dit sur un ton amusé. Amusé, il pouvait sans doute l'être, contemplant ces petites vies qui avaient l'occasion peut-être unique de se croiser et de parler un instant, réunies dans la même condition.
Peu de temps après que le cow-boy a quitté la scène, une poignée de clients est sortie. Le vigile a fait entrer trois nouveaux. Nous qui restions dehors avons fait quelques pas en avant, veillant toujours à rester à une distance confortable des autres. Trois autres personnes nous ont rejoints et comme nous ne formions pas de ligne explicite, ça s'est rapidement perdu en conjectures pour savoir qui mériterait de rentrer à la vague suivante. Tout cela respirait une folle urbanité.
Et puis un nouveau zouave est arrivé. Un zouave dont le confinement avait manifestement épuisé les réserves de bibine, et qui comptait refaire le plein. Un zouave d'une petite cinquantaine, défraîchi de plusieurs côtés, qui marchait droit mais parlait trop. Un zouave qui s'est approché de notre petit groupe en se moquant d'une voix que j'imaginais plus pâteuse :
— Alors, on fait la queue comme des moutons ? On respecte bien les règles, hein ? On ne veut pas tomber malades ?
La dame au foulard bleu ciel s'est décalée pour s'éloigner du zouave qui se penchait vers elle tout en parlant au groupe entier.
— J'en ai rien à foutre, du virus, moi. J'ai pas peur du virus, moi.
N'allez pas croire qu'il était ivre, non ; c'était une simple démonstration de bêtise humaine.
— De toute façon, vous le voyez où, le virus ? Vous le voyez, vous ? Vous le voyez ?
Personne ne répondait. C'est le genre de situation où la gêne prend le pas sur tout le reste.
— Je crois bien qu'il existe pas, moi, le virus. Et que tout ça, c'est des conneries.
Ç'aurait pu s'arrêter là, mais le zouave a voulu prouver sa bravoure et s'est mis à donner des tapes dans le dos d'un jeune homme qui nous avait rejoint et attendait avec nous. Le jeune homme a eu un mouvement d'épaule pour faire comprendre à l'importun qu'il faisait n'importe quoi. Mais le zouave a recommencé avec un autre.
— Alors ? Vous l'avez le virus ? Vous l'avez, là ? Vous le voyez ?
Le vigile s'est approché en lui demandant de reculer pour rester à distance des autres clients.
La suite s'est déroulée en moins d'une minute, mais son souvenir est encore heureux, tant elle a contrasté avec le désagréable sentiment qui s'était mis à prévaloir.
Le zouave s'est retourné vers le vigile et l'a immédiatement pris dans ses bras dans une franche accolade qui a saisi d'effroi chacun de nous. Tétanisé, le vigile n'a plus bougé, n'a plus rien dit. Tout était suspendu.
Le vieux monsieur, alors, ne laissant pas même le temps au zouave de prendre la parole en triomphateur, a très délicatement glissé son caddie entre le zouave et le vigile. Il a lentement continué de le pousser pour séparer définitivement les deux et, se mettant d'un côté en laissant le zouave de l'autre, s'est adressé à lui avec des termes dont je ne saurais retrouver la perfection mais qui étaient à peu près ceux-ci :
— Monsieur, vous êtes un sot. Peut-être que vous n'êtes pas concerné par le virus, je suis même prêt à le souhaiter pour vous. Mais vous n'en savez rien. Ce que vous ne savez pas non plus, c'est qui chacun de nous va aller retrouver avec ces courses.
Qui parmi nous va se retrouver au contact d'une personne âgée et vulnérable qui, elle, souffrirait autrement plus de votre bêtise que n'importe lequel d'entre nous ici.
Qui est ici pour nourrir un enfant asthmatique qui serait une victime de choix pour la maladie qui nous préoccupe. Qui encore est peut-être un personnel soignant au repos mérité, qui retournera demain voir des patients qu'il contaminera sans le savoir à cause de vous. Vous n'en savez rien. Vous ne savez rien. Vous êtes un sot, Monsieur. Un sot.
Dans un mouvement superbement lent, cet homme chenu a retiré son caddie et est entré dans le magasin à l'invitation du vigile.
Je ne sais pas quand est parti le zouave, je ne le regardais pas. Alors qu'il finissait de disparaître dans l'encadrement assombri du magasin, j'avais pour le vieux monsieur les yeux qu'a Le Bret pour Cyrano.
Dieu. Ce panache !
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