324 notifs de plus ce matin… décidément les andrIA poussaient le curseur un peu loin. Quel intérêt d’ajouter encore une grappe de métadonnées à déjà lourde cohorte des ciblages ? Un véritable fleuve de données superflues, à mon sens…
La delSIG pouvait intervenir depuis longtemps contre les prédateurs, personne ne comprenait bien pourquoi leurs polIA n’avaient toujours pas bougé.
J’en venais à me demander si tout ce bordel était plus efficace qu’autrefois, quand au temps de mon père il fallait se déplacer physiquement en personne pour déposer une plainte, affronter des personnes suspicieuses et peu disposées à la recevoir… Au moins l’affaire était traitée avec plus ou moins de pertinence mais assez vite.
Paradoxalement, maintenant que le signalement automatique nourrissait directement les bases de données, le délai de réponse était supérieur à une semaine, ce qui faisait bien long pour les victimes.
J’avais de plus en plus de soupçons quant à ce goulot d’étranglement. La semaine dernière déjà j’avais reçu trois alertes bizarres, pas les simples menaces de blackers, plutôt des remontées d’anomalies répétées et d’importance croissante, comme une poche de venin numérique qui s’accroîtrait de façon insidieuse mais irréversible. Il me semblait de plus en plus évident que les strates de chiffrement étaient devenues perméables et que les discours officiels qui se gargarisaient de « technologie sécurisée de grade militaire », « incassable », « surcrypté » ou « blackerproof » n’étaient que des cymbales retentissantes que l’on faisait résonner pour rassurer la population standard.
Il me restait à tester un truc pour être sûr de mon coup et mettre fin à la dérive. Pour en avoir le cœur net, j’ai lancé simultanément 4 sniffbots de classe A, largement suffisants pour éviter d’employer la lourde mise en route de l’IA téléprospectrice et sa techno déjà vieillissante. Pas envie de passer par la voie officielle, d’attendre un paquet de validations et attirer l’attention des petits curieux. Après tout mon statut me permettait une certaine autonomie d’action. Jusqu’à présent, en tout cas. Il ne faudrait pas plus de 3 semaines pour qu’un survIA me remplace si on en décidait en haut lieu.
Sur le fil interne, Viv me fit sursauter au milieu de mes ruminations :
— Putain on est mal côté intervention, tu as vu ?
— Vu quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Bordel Kev tu pourrais suivre un peu le fil des polIA, ça fait partie de tes attributions quand même… Mais monsieur a sûrement mieux à faire, comme parcourir les solutions imaginaires sur Knotty, avec tes potes branleurs de nouilles…
Elle est comme ça Viv, un peu rugueuse pour une binôme mais il faut faire avec je suppose.
— bon accouche, qu’est-ce qu’ils ont foutu les polIA ?
— ils se font fait défoncer, un vrai massacre. Ça reste confidentiel hein, rien sur le fil standard, mais c’est une claque dans la gueule de la delSIG : ils ont envoyé leurs flics en plastique ramasser une bande d’anargeeks dans Lyonbis, mais pas un n’est revenu entier. On n’a retrouvé que des systèmes pétés dispersés sur 400 mètres avec un lumitexte à radiescence sur le trottoir qui disait : LA PROCHAINE FOIS LE FEU.
— Baldwin
— qu’est-ce tu baragouines ? Faut se bouger le cul maintenant sinon on va se faire allumer en beauté. Ça va nous retomber sur la gueule cette histoire, je les entends déjà : « comment se fait-il que vous n’ayez pas alerté plus tôt la delSIG ? Votre veille électronique en carton on va la remplacer vite fait par une IA qui fera le job, et on vous trouvera un poste à la Vérif de Toulbis »
— bouge pas, j’ai le retour des bots. Je t’envoie ça, je déco.
Sur le Mur, les agents renifleurs avaient déjà affiché leur rapport. On avait affaire à un peu plus qu’une petite bande d’anars qui auraient développé leur micro-orga pépères aux marges du système. Un vrai réseau de malfaisants aux dents longues dont les ramifications remontaient — ahah quelle surprise, non pas vraiment — à deux têtes de gondole de la delSIG, des gars du genre à bouffer tout l’espace disponible sur les fils standard pour claironner l’efficacité de leur plateforme et la « sécurité bienveillante » qu’elle procurait à la population.
Il fallait les prendre de vitesse. J’ai utilisé ce qui me restait d’andrIA disponibles. Je les ai lancés simultanément sur toute la delSIG, undercover. Ils simulaient une attaque néoluddite sur les trois points nodaux de la plateforme. De la routine, en apparence, qui ne prendrait pas longtemps à être contrée. Mais ce qui était indétectable, c’était les ultrabots furtifs qui allaient s’autoattacher à chaque contre-mesure et annihiler rapidement leur capacité de réaction jusqu’à geler entièrement leur réseau. Définitivement.
C’est ce que je croyais. À peine douze minutes après, j’ai compris que c’était cuit.
Rien ne s’était passé comme je l’avais prévu.
Pire encore, la delSig avait profité de l’incident pour asseoir définitivement son pouvoir. Le communiqué sur le fil interne noyait l’affaire dans un flot continu de factuelles invérifiables.
J’étais sur la touche. Privé rapidement de tout accès, je n’ai même pas pu analyser l’historique pour comprendre comment je m’étais fait blouser.
C’est au bout d’une longue semaine de sidération que j’ai compris, en suivant par hasard le fil standard où je reconnus Vivian qui évoquait en termes cauteleux ses nouvelles responsabilités, qui allaient sans aucun doute la propulser vers les plus hautes sphères.
Rétrogradé au bureau VérifINT des confins de Lyonbis, je passais de longues heures à regarder les deux fleuves se rejoindre mollement à travers la baie vitrée, sans trouver dans le confluent autre chose qu’une ironique image de mon échec. On ne peut pas nager longtemps à contre-courant de deux fleuves.
Photo d’illustration "Underwater swimmer" par lorena (CC-BY-ND 2.0)
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