CHRONIQUES DU PAVÉ
ALBUM INTÉRIEUR
Levé avant l'aube, lesté d'une croûte de pain et d'un verre de vin blanc, la pipe au bec et le barda sur l'épaule, dans les champs humides de brouillard, le peintre déambule à la recherche du motif. Quand il l'a découvert, il s'installe sur son pliant et attend l'heure de l'effet. A midi, tirant le pied, il revient à l'auberge, avec une étude de plus. L'hiver prochain, il retrouvera dans un coin de l'atelier toutes ces pochades embuées, et tâchera d'en composer un tableau où se fige la frissonnante mobilité de la nature.
Plus heureux, le poète va tout droit devant lui, à travers les rues, en flâneur, les mains dans ses poches. Il regarde les choses et les êtres, et les fixe au fond de sa mémoire, sans prendre de notes, sans presque y songer même. Puis un jour vient, très longtemps après quelquefois, où il se rappelle ces choses et ces êtres. Alors, pour les évoquer plus clairement, il ferme les yeux et il feuillette à loisir cet album intérieur dont les pages-innombrables se sont couvertes, quasi toutes seules, de vives images multicolores.
PASTEL
À l'avant-train de la petite bagnole qui supporte l'orgue de Barbarie, l'enfant dort dans un moïse d'osier, sur une paillasse de chiffons, sous une courtepointe en mauvaise sparterie. C'est une fillette rousse, une gosseline de gueux qui a l'air d'une infante. Ses cheveux créponnés semblent des vrilles d'acajou. Sa frimousse si blanche, avec ses joues si crûment enluminées de vermillon, fait tout de suite penser à deux roses rouges tombées dans un fromage à la crème. Le lacis de ses veines est finement tracé sur sa peau comme avec la pointe délicate d'un crayon d'azur. Toutes ces nuances se fondent et s'estompent dans le demi-jour de la barcelonnette. Mais le jaune clair et menu des taches de rousseur est la note dominante. On dirait qu'un fantaisiste japonais, pour rehausser ce pastel en ailes de papillon, a soufflé sur la figure un nuage de poudre d'or.
FUSAIN
Le corridor de la maison s'enfonce dans une perspective de ténèbres, où le noir s'ajoute incessamment au noir, sans empêcher toutefois de distinguer, là-bas, tout au fond, l'étincelle de jour qui s'accroche à la pomme de la rampe et le gras luisant des premières marches humides. Plus près, le seuil de la porte est d'un gris sale. La ménagère qui bavarde sur le trottoir est plus claire déjà. Quant au charbonnier, sa face de suie donne plus d'éclat à l'émail de ses dents et à l'argent de ses yeux de nègre. Enfin, au premier plan, triomphante, brutale, la blancheur s'épanouit soudain dans le jet d'eau qui gicle du tonneau, un jet tout d'une coulée, presque solide tant il est dense, un jet qui semble une barre de lumière. De loin, on ne voit plus que du noir tranché par ce blanc cru. C'est comme une draperie de velours subitement crevée d'un coup de sabre.
AQUARELLE
Le gazon du square est d'un vert uniforme, monotone, soigneusement lavé, et les gouttes de soleil qui filtrent à travers les feuilles s'y piquent en petites touches nettes et vives. Dans le fouillis des frondaisons, les taches lumineuses papillotent. Les plates-bandes et les corbeilles tirent un feu d'artifice de fleurs aux tons tapageurs et bariolés, parmi lesquels le géranium éclate comme un pétard. Et les bébés aux ceintures voyantes, et les nounous aux bonnets enrubannés, semblent aussi des fleurs, qui s'enlèvent en vigueur sur le fond de la pelouse; et parmi ces fleurs vivantes, comme parmi celles des corbeilles et des plates-bandes, éclate la fanfare truculente d'un géranium, de celui que les botanistes appellent géranium militaire, plus connu sous le nom vulgaire de culotte de pioupiou.
EAU-FORTE
Du bitume, chauffé avec des dessous de jaune et glacé de laque. Du fauve, nuancé depuis le cuir le plus sombre jusqu'au vélin le plus délicatement safrané. Toute la gamme des ors, qui miroitent sur la robe d'écaillés du hareng-saur longtemps fumé et toujours huileux : ors presque rouges, ors de capucine, ors d'ambre, ors pâles, ors vaguement verts, ors quasi blancs et seulement teintés d'une imperceptible rousseur. Tout ce que la science du clair-obcur, de l'ombre colorée, de la nuit fondue, tout ce que la morsure de l'acide sur la plaque de cuivre, tout ce que les dégradations de l'encre grasse sur la pulpe du papier mordoré de vieillesse, tout ce que peuvent donner les ressources de ce merveilleux art de l'eau-forte, tout cela vit et palpite dans l'échoppe du savetier, à l'heure où le bonhomme travaille devant sa maigre chandelle, dont la lueur se tamise à travers la boule d'eau de Saint-Crépin.
ROUVRONS LES YEUX
Le poète, ayant ainsi feuilleté son album intérieur, rouvre les yeux et se retrouve en
face d'une page blanche où il n'y a rien de tracé. Mais, plus heureux encore que le peintre, il n'a pas besoin de broyer des couleurs artificielles sur sa palette pour traduire matériellement l'intraduisible vie de la nature.
Il se contente de barbouiller cette page blanche avec un peu d'encre noire, et cela lui suffit pour évoquer à son souvenir et pour fixer dans l'imagination des autres tous les tableaux qu'il a vus, grâce à la toute-puissante magie des mots, qui sont aussi multicolores que la matière elle-même, aussi variés, aussi profonds, aussi créateurs. Car n'est-ce pas créer une chose que de la nommer ?
JEAN RICHEPIN.
Jean Richepin chez lui photographié par Dornac. (source Wikimédia, Domaine public)
Comments
No comments yet. Be the first to react!